Jasmine a 35 ans. Co-optée par l'un de ses anciens directeurs, elle est recrutée pour diriger une agence de création web et print interne à une entreprise de services. C'est en théorie une évolution de carrière, un challenge, et en pratique un projet à l'issue malheureuse.
Jasmine quitte son précédent poste en prenant quelques précautions : elle vérifie la santé de la maison mère de l'entreprise qu'elle s'apprête à rejoindre, les bilans semblent bons, la prise de risque paraît modérée. Elle a une totale confiance dans la personne qui la co-opte.
Dès sa prise de fonctions, l'une des premières choses qu'on lui annonce, c'est que la société est en redressement. Pleine de motivation et fraîchement débarquée, elle ne prend pas bien la mesure des dégâts – de toutes façons, l'entité qu'elle gère est une filiale et n'est a priori pas directement concernée. Elle note tout de même quelques dysfonctionnements : "J'arrive dans une boîte pour laquelle je n'ai pas le mode d'emploi. On m'explique que la facturation de nos prestations a six mois de retard, mais personne n'a l'air de s'en soucier, comme si ce qu'on produisait n'avait pas de valeur".
Elle se rend rapidement compte qu'elle n'a aucun interlocuteur : son équipe est enfermée dans des habitudes de travail qu'elle n'a pas l'intention de changer, ni sa hiérarchie ni les RH ne la soutiennent, et le service de gestion auprès de qui elle doit rendre des comptes ne semble pas se soucier des difficultés qu'elle rencontre pour atteindre les objectifs qu'on lui a fixés. Pour couronner le tout, 80 % de sa clientèle est représentée par les différents services de la maison-mère qui ont l'impression que son agence "fait du chiffre sur leur dos" alors qu'elle n'est pas apporteuse d'affaires. Elle se sent en porte-à-faux avec tout le monde.
Quelques semaines après l'arrivée de Jasmine, la question de l'intérêt et de la légitimité de son poste est posée en comité d’entreprise. Ces faits lui sont rapportés par le service RH mais elle n'a accès à aucun compte rendu de la discussion. Cette attaque renforce son sentiment de solitude et la déstabilise pas mal. Ce qui ressemblait à un challenge prend des allures de Bérézina.
Une nouvelle direction arrive, et un refinancement est prévu – plutôt rassurant dans l'idée. Un "consultant" est alors mandaté pour réaliser un audit et évaluer la santé de l'entreprise. Derrière ce consultant se cache en fait ce qu'on appelle un manager transitionnel. Jasmine ne se fait pas d'illusions : si on fait appel à ce genre de compétences, c'est dans l'objectif de supprimer des postes et/ou de revendre. Un tiers des effectifs est convoqué en entretien par le "consultant" – entretien qui pour Jasmine se transforme en interrogatoire. Elle est questionnée de façon totalement anarchique sur son profil, ses objectifs, son parcours est remis en question ainsi que son recrutement. Le consultant insiste particulièrement sur la co-optation dont elle a fait l'objet : "vous êtes venue pour l'homme ou pour le projet jeune fille ?" – question qui respire le paternalisme sexiste. L'entretien se conclut par l'annonce d'un prochain rendez-vous à venir, sans plus de précisions.
Elle a à présent la sensation très nette d'être sur un siège éjectable. Les seuls soutiens dont elle aurait pu bénéficier sont eux aussi sur la sellette. Cette expérience devient réellement pénible. Elle tente de se tourner vers les RH qui lui affirment que "tout va bien se passer".
Et tout se passe bien au point que trois semaines plus tard, un "plan de sauvegarde de l'emploi" (la version 2.0 du plan social) est officiellement annoncé. Tous les postes en période d'essai sont interrompus pour raison "d'incompétence"… sauf Jasmine, à sa grande surprise. Elle tente d'en savoir plus sur les raisons de ce renouvellement, et si elle est en droit de le contester pour être confirmée. Impossible de trouver des renseignements sur les forums en ligne, ni auprès des RH qui deviennent suspicieux dès qu'elle veut aborder la question du droit en entreprise. Elle aurait bien aimé pouvoir se tourner vers un représentant syndical…
Jasmine a donc le choix entre quitter la société sans pouvoir disposer de ses indemnités de chômage – ce qu'elle ne peut pas se permettre -, et attendre que son employeur mette fin à son contrat… alors qu'il vient de prolonger sa période d'essai. Elle entame alors une course contre la montre pour trouver un nouvel emploi. Pendant ce temps, le climat général se dégrade, les dossiers sont toujours en retard, tout le monde vit dans la peur d'être viré. Les difficultés qu'elle avait signalées dès son entrée dans l'équipe sont d'autant plus invivables qu'elle n'y voit pas d'issue et qu'officiellement, personne ne la soutient.
Ne trouvant pas de nouveau poste dans l'immédiat, Jasmine fait tout pour prendre son mal en patience mais elle vit très mal l'incertitude permanente et la tension au quotidien. Un nouveau rendez-vous avec le liquidateur se profile et elle commence à se triturer les méninges pour trouver une porte de sortie sans que cela puisse se retourner contre elle : il ne faut pas qu'on puisse lui reprocher d'avoir une attitude démissionnaire, ce qui permettrait à l'entreprise de la licencier sans filet de sécurité. Ce second rendez-vous commencera par un salvateur "On va pas continuer ensemble, vous êtes trop junior pour le poste". Pas besoin de tergiverser, la porte de sortie est grande ouverte ! Jasmine en profite pour évoquer en toute sincérité sa situation personnelle : elle pense être en train de faire un burn-out. Le liquidateur ne semble pas surpris, il lui répond même qu'il voit de quoi elle parle, qu'il lui faudra probablement quelques mois pour s'en remettre et qu'il est disposé à la libérer sans délai de façon à ce qu'elle puisse récupérer au calme ; ce qui laisse penser à Jasmine qu'il savait très bien ce qu'il faisait depuis le début. Si c'est le cas, "je ne sais pas comment un homme comme ça peut dormir tranquille la nuit" conclut-elle.